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« Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé

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Première apparition dans les stocks Casterman en 1982

Les éditions alternées furent pour la première fois signalées après la visite des archives Casterman par le « BDM », en 1982  : une vingtaine d’« Oreille cassée » et deux « Île noire » reposaient depuis trente-neuf ans déjà dans les archives ce qui leur valut d’être référencées au « BDM » de 1983-1984… Ils furent côtés 1 800 francs (275 euros environ). Trente-cinq ans plus tard, en septembre 2017, un exemplaire de « L’Île noire » s’est vendu 68 501 euros sur le site d’enchères Catawiki.

La première mention d’une édition alternée, ici « L’Île noire », au « BDM » en 1983, datée de 1944, est décrite comme étant « probablement un tirage spécial réservé aux collaborateurs d’Hergé.

Dos pegamoïd rouge vermillon.

Deux types de reliures : dos rouge carmin pellior ou dos rouge vermillon pegamoïd

Dos pellior rouge carmin.

Au bout de quelques années, nous nous sommes aperçus qu’on trouvait tous les titres reliés de deux façons différentes : soit avec un second plat A22 (n° autorisation 5594) et un dos rouge carmin en papier pellior (comme les autres éditions « Tintin » de la même époque), soit avec un second plat A21 (n° autorisation 5594 barré 1786) et un dos rouge vermillon en pegamoïd (un simili cuir plastifié qui était déjà utilisé en reliure pendant la guerre).

Hormis ces 2 différences, les albums sont strictement semblables en tous points : mêmes premiers plats, mêmes cahiers, mêmes traces de massicot, mêmes poids, mêmes pages de garde, même odeur. Pour ce qui concerne « L’Île noire » alternée, le premier plat utilisé est celui de l’édition grande image (reconnaissable au kilt de Tintin).

On sait maintenant aussi que les albums à dos pellior proviennent tous de la collection personnelle d’Hergé (ou des studios Hergé), tandis que tous les albums à dos pegamoïd proviennent de chez Casterman (ou de la région de Tournai où se trouvaient les bureaux et l’imprimerie).

Dos pegamoïd rouge vermillon A21.

On verra plus loin que ces albums furent fabriqués et reliés en octobre 1943 pour ceux envoyés le 5 novembre à Hergé, et probablement reliés quelques mois plus tard, en 1944, pour ceux conservés chez Casterman.

Dos pellior rouge carmin A22.

Exemplaire À la croix A22.

« L’Île noire » plus que tout autre titre, fut un exemplaire de travail de Hergé et des studios

À l’origine, dix exemplaires reliés de chaque titre avaient été adressés à Hergé afin qu’il puisse envoyer les strips en N & B aux journaux étrangers, aux fins d’impression, sans rencontrer de difficultés avec les contrôles aux frontières. Ce sont les exemplaires A22 dos pellior rouge.

Peut-être 10 de plus furent-ils livrés quelques mois plus tard, mais nous n’en avons aucune trace… Ni la certitude.

« Exemplaire Scriptura » A22.

Toujours est il que la majorité des albums furent envoyés à l’étranger, et sans doute détruits. 

Car à ce jour, nous ne connaissons que trois albums du titre « L’Île noire » avec dos pellior (A22), annotés ou découpés et longtemps gardés aux studios.

Deux ont été annotés par Hergé, Bob de Moor ou Baudoin van den Branden en 1963 ou 1964, lorsqu’ils préparèrent la nouvelle version redessinée parue au printemps 1966.

Le troisième a été découpé fin des années 1940 pour travailler sur des produits dérivés.

Exemplaire Hergé A22.

Page de titre — exemplaire Hergé.

Pages 2 et 3 annotées — exemplaire Hergé.

Page 7 annotée — exemplaire Hergé.

Cahiers découpés fin des années 1940 — exemplaire À la croix.

Découpes réalisées pour reporter des personnages — exemplaire À la croix.

  • Le premier exemplaire (on l’appellera Scriptura) apparut la première fois dans la vente Scriptura du 23 juin 1993 au prix de 11 000 francs (environ 1 600 euros). Cet album est partiellement annoté (très exactement en trois endroits) et certaines cases sont barrées au crayon. Manifestement, il s’agit d’un premier exemplaire de travail ensuite abandonné et dont la provenance serait de Bob de Moor. Il fut vendu 120 000 euros en 2008.

    Première apparition d’une « Île noire » alternée vente Scriptura 23 juin 1993.

  • Le second exemplaire (on l’appellera Hergé) est un exemplaire de travail complet en vue de la refonte de 1966, annoté à chaque page par Hergé, Bob de Moor ou Baudoin van den Branden. Cet exemplaire comprend quelques esquisses de la main d’Hergé, des annotations au crayon rouge (cases barrées par Hergé) ainsi que des indications de changement de textes. Toutes les bulles de l’album font l’objet d’un calibrage (le nombre de lettres a été compté deux fois pour chaque case !)
  • Le troisième exemplaire (on l’appellera À la croix) est un exemplaire découpé à chaque page, dont le premier plat est barré d’une croix rouge par Hergé (pour signifier que l’exemplaire est inutilisable). Les dessins ont été découpés afin d’être reportés sans doute pour des images d’objets dérivés. Il existe un exemplaire du « Crabe aux pinces d’or », en tous points semblables au niveau des découpes. Ce travail date probablement de la fin des années 1940. Il n’y a qu’une annotation sur cet album. C’est l’exemplaire vendu sur Catawiki en septembre 2017.

Nous publions ci-après quelques photos de ces albums, accompagnés de légendes.

Le mystère des exemplaires Casterman au second plat A21 et dos vermillon « pegamoïd » 

La première apparition publique d’un exemplaire A21 (n ° 5594 barré) avec dos pegamoïd sur le marché eut lieu lors de la vente Tajan du 29 novembre 1997.

Il s’agissait d’un des deux exemplaires identifiés en 1982 par le « BDM » dans les archives Casterman.

Les deux exemplaires se retrouvèrent sur le marché, faisant à nouveau l’objet de ventes publiques chez Tajan le 25 novembre 2000, puis chez Artcurial le 2 juin 2012 pour atteindre un prix de 44 250 euros.

Deux exemplaires A21 à dos pegamoïd furent stockés chez Casterman jusqu’en 1997.

Pour mieux comprendre l’existence de ces albums, il faut revenir à la genèse de ces curieuses feuilles en noir ou « exemplaires en noir ». Car c’est ainsi qu’Hergé les nomme dans ses correspondances avec Casterman, l’auteur souhaitait envoyer des tirages en noir de ces cinq aventures, aux fins de reproduction dans des publications en Suisse (L’Écho illustré), au Portugal (O’Papagaïo), et dans des journaux de langue flamande. L’idée de les relier vint d’Hergé lui-même : le 1er octobre 1943, il écrivait à Charles Lesne : « Je crains cependant, comme ce sont des épreuves d’imprimerie, que cela ne puisse passer. Peut-être pourrais-tu faire relier un jeu, le faire mettre sous couverture et l’expédier tout simplement comme un livre. De cette façon, il n’y aurait aucun danger que l’envoi soit arrêté ». Le 5 octobre, Charles Lesne lui répond :« Je ferai une reliure ; cependant, l’impression n’étant faite que d’un côté de la feuille, il y aura donc, dans l’album, deux pages blanches entre deux pages imprimées. »

Courrier de Hergé à Lesne du 1er octobre 1943. Il demande à ce que les feuilles en noir soient reliées.

Réponse de Lesne à Hergé du 5 octobre 1943. Conséquence : deux pages sur quatre seront blanches…

« L’Île noire », « L’Oreille cassée », « Le Crabe aux pinces d’or », « L’Étoile mystérieuse » et « Le Secret de la Licorne » sont donc imprimés en noir par Casterman entre le 24 septembre et le 5 octobre 1943. Leur tirage a été intercalé entre le tirage couleur de la « Licorne » et celui du « Crabe », et les albums ont été livrés à Hergé le 5 novembre 1943, afin que celui-ci puisse faire ses envois aux journaux étrangers. Ce jour-là, Charles Lesne écrit à Georges Remi : « Je t’annonce l’envoi, à ton adresse, de dix exemplaires reliés des feuilles en noir de chacun des albums suivants : Étoile mystérieuse – Île Noire – Secret de la Licorne – Oreille cassée – Crabe. Toutefois, tu ne trouveras que neuf ex. Étoile mystérieuse, le 10èmeétant envoyé aujourd’hui même, par poste, à O Papagaïo à Lisbonne. »

Courrier de Lesne à Hergé du 5 novembre 1943 annonçant l’envoi des albums en 10 ex. chacun.

Ce tirage fut le plus limité de la série « Tintin » : dix exemplaires de chaque titre furent livrés à Hergé et dix furent conservés un temps chez Casterman. Charles Lesne interroge le 5 novembre 1943 : « Il y en a encore dix de chaque titre à ta disposition. Faut-il te les envoyer ou continuer à les tenir ici à ton usage ? »

Réponse de Hergé à Lesne du 25 novembre 1943 demandant à ce que le solde soit conservé à Tournai.

Hergé répond le 25 novembre : « À propos des albums en noir qui restent : cela ne vous dérange-t-il pas de les conserver à Tournai ? » Charles Lesne confirme : « D’accord pour tenir ici, à ta disposition, le solde des albums déjà imprimés. »

C’est ainsi que les albums restants furent entreposés chez Casterman. Puis sans doute livrés à Hergé mi 1944…

Il est également probable qu’un surplus de cahiers non reliés resta, en quantité variable selon les titres. Comme c’était souvent le cas, Casterman stocka les cahiers sans les relier immédiatement.

Réponse de Lesne du 30 novembre 1943 : le reste sera tenu à disposition à Tournai…

La reliure de ces cahiers restants fut cependant réalisée assez rapidement : en effet, les pages de garde bleues utilisées et les plats sont identiques à ceux des albums reliés fin octobre 1943, ce qui tend à prouver une reliure très rapprochée. L’hypothèse d’un stockage de plusieurs éléments d’époque de façon séparée pour une reliure bien postérieure nous paraît hautement improbable, car nous n’avons pas d’exemple de telles pratiques chez Casterman (on n’a jamais trouvé de recartonnages avec de l’ancien matériel après-guerre, le manque de papier ayant été tellement crucial, tout était écoulé intégralement… De plus dans quel but aurait-on stocké tout le matériel séparément sans finaliser ?)

Exemplaire Hergé A22.

Nous pensons donc que ces albums furent reliés en 1944 : mais en 1944, il n’y avait plus de pellior rouge chez Casterman (on ne trouve ni édition ni même recartonnage en pellior rouge de cette époque, tous ont du pellior jaune ou bleu). L’utilisation d’un dos rouge avait sans doute été jugée pertinente pour faire la distinction entre ces éditions alternées et les éditions courantes reliées en jaune. Aussi fut-il décidé d’utiliser un matériel de reliure en simili cuir rouge du nom de pegamoïd (ou similoïd) pour finaliser ces albums…

Que devinrent les 10 « Île noire » entreposées chez Casterman ?

Hergé reçut peut-être, en tout, 20 exemplaires en 2 livraisons, mais nous n’avons pas trace de la seconde livraison dans les correspondances. En tous cas, Casterman ne factura que 10 exemplaires de chaque titre (soit 50 exemplaires pour 5 000 FB) défalqués du compte d’auteur de Hergé le 20 juin 1944. Il est donc probable que les exemplaires Casterman soient le solde des exemplaires Hergé jamais facturés, plus des exemplaires tirés en plus en quantité aléatoire en fonction des titres : exemplaires que Casterman relia plus tard en 1944 et conserva plus de 40 ans…

Le prix payé par Hergé à l’éditeur pour ces dix exemplaires fut très raisonnable : « Les frais d’impression des albums en noir ont été assez élevés, mais M. Gérard Casterman, qui s’occupe spécialement de ces questions, me dit qu’il te consent le prix global de 1 000 F. B. par album » (courrier du 23.11.43) écrit Charles Lesne. Il en coûtera donc à Hergé 1 000 francs belges pour dix exemplaires de chaque titre, soit 100 F. B. par exemplaire, à comparer aux 37,50 francs belges que coûtait à l’époque une édition originale couleur en librairie.  Hergé écrira : « Je trouve en effet très raisonnable le prix que m’a fait M. Gérard » (courrier du 25.11.43).

La question se pose donc du destin de ces albums chez Casterman. En dehors de vingt « Oreille Cassée » bizarrement épargnés (mais lors de leur découverte, ils étaient stockés ailleurs que les deux « Îles noire »), les éditions alternées furent sans doute distribuées aux collaborateurs ou même au personnel (aux enfants lors des arbres de Noël ?). Ce qui explique qu’on ait parfois retrouvé ces albums soit sur les brocantes soit dans la région de Tournai…

Exemplaire Scriptura A22.

Pages 3 annotée — exemplaire Hergé.

Des chances d’en retrouver encore…

Il y a peu de chance de retrouver encore des éditions issues de la collection Hergé (dos pellior A22). En effet, étant donné leur destination, ils furent en grande partie détruits. Et leur provenance initiale (entourage d’Hergé) implique que les possesseurs des albums restants soient avertis et donc collectionneurs. À moins de plonger dans les archives de journaux étrangers en Suisse ou au Portugal et dénicher la perle rare ?

Par contre, il existe sans doute quelque part encore quelques albums issus des archives Casterman (dos pegamoïd) provenant des descendants de collaborateurs à Tournai.

Il y a sans doute également des albums que je n’ai pas référencés au « BDM ». Je serai heureux de pouvoir le faire. Donc toute information concernant ces éditions sera bienvenue pour compléter cet article et écrire la suite sur les quatre autres titres existants !

Prochaine parution : Livre 2, une « Étoile » bien mystérieuse…

 Gilles FRAYSSE


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